UN MOYEN BIEN SIMPLE
Archie, le petit raton laveur renégat, était tapi sur le flanc de la colline, essayant d’attraper les choses minuscules qui se hâtaient dans l’herbe. Rufus, le robot d’Archie, s’efforçait de lui parler, mais Archie était trop occupé et ne répondait pas.
Homer, lui, fit une chose qu’aucun Chien n’avait faite avant lui. Traversant la rivière, il pénétra dans le camp des robots sauvages, non sans crainte d’ailleurs, car il ignorait quelle serait la réaction des robots en le voyant. Mais il était encore plus soucieux qu’effrayé, aussi continua-t-il son chemin.
Au fond d’un refuge perdu, les fourmis rêvaient d’un monde qui dépassait leur entendement. Et elles se hâtaient vers ce monde, pleines d’un dessein que ni Chien, ni robot, ni homme ne pouvait comprendre.
A Genève, Jon Webster terminait sa dix millième année d’animation suspendue et continuait son sommeil, sans un mouvement. Dans la rue, une brise errante faisait bruire les feuilles sur les boulevards, mais personne n’était là pour entendre le murmure des feuilles ni pour suivre leur course dans le vent.
Jenkins descendit la colline sans regarder à gauche ni à droite, car il préférait ne pas voir certaines choses. Un arbre se dressait la ou dans un autre monde un autre arbre se trouvait planté. Là s’étendait le terrain dont des millions de pas avaient imprimé l’image dans son cerveau, dix mille ans plus tôt.
Et en prêtant l’oreille, on aurait pu entendre l’écho d’un rire retentir du fond des âges... le rire sardonique d’un nommé Joe.
Archie attrapa une des petites choses qui trottaient dans l’herbe et la saisit dans sa patte qui se referma sur elle. Puis il souleva avec précaution sa patte et l’ouvrit : il aperçut la petite créature qui courait dans tous les sens, en cherchant à s’échapper.
— Archie, dit Rufus, tu ne m’écoutes pas.
La petite créature affolée plongea dans le pelage d’Archie et remonta prestement le long de son membre antérieur.
— C’était peut-être une puce, dit Archie. (Il s’assit et se gratta le ventre.) Une nouvelle espèce de puce, dit-il, songeur. Mais j’espère bien que non. Il y avait déjà bien assez de puces ordinaires.
— Tu ne m’écoutes pas, répéta Rufus.
— Je suis occupé, dit Archie. L’herbe grouille de ces petites choses. Il faut que je trouve ce que c’est.
— Je te quitte, Archie.
— Quoi ?
— Je te quitte, dit Rufus. Je vais au Building.
— Tu es fou ! tonna Archie. Tu ne peux pas me faire une chose pareille. Tu es très bizarre depuis que tu es tombé sur cette fourmilière...
— J’ai entendu l’Appel, dit Rufus. Il faut que je parte.
— J’ai toujours été bon avec toi, plaida le raton laveur. Je ne t’ai jamais fait trop travailler. Tu as toujours été un copain pour moi plutôt qu’un robot. Je t’ai toujours traité comme un animal.
Rufus secoua la tête d’un air buté :
— Tu ne peux pas me faire rester, dit-il. Tu auras beau dire, je ne pourrai pas rester. J’ai entendu l’Appel, et il faut que je parte.
— Ce n’est pas comme si je pouvais trouver un autre robot, insista Archie. Ils ont tiré mon numéro et je me suis enfui. Je suis un déserteur, tu le sais bien. Tu sais que je ne pourrai pas trouver d’autre robot avec les gardiens qui me surveillent.
Rufus restait muet.
— J’ai besoin de toi, lui dit Archie. Il faut que tu restes pour m’aider à déterrer des vers. Je ne peux aller à aucun poste de ravitaillement, sinon les gardiens me mettront le grappin dessus pour m’envoyer au Mont Webster. Il faut que tu m’aides à me creuser un terrier. Il n’aura pas la lumière ni le chauffage, mais il m’en faut un. Et il faut que...
Rufus avait tourné les talons et descendait la colline en se dirigeant vers le sentier qui longeait la rivière, vers la tache sombre, là-bas, à l’horizon.
Archie s’assit, se recroquevillant contre la morsure du vent. La bise était plus froide qu’elle ne l’était une heure auparavant. Et ce n’était pas seulement une question de température.
Son regard fouilla le versant de la colline : pas trace de Rufus.
Rien à manger, pas de terrier, plus de robot. Les gardiens à ses trousses. Et harcelé par les puces.
Et le Building qui faisait une tache sombre sur les collines d’en face, de l’autre côté de la rivière.
Cent ans plus tôt, disait-on pourtant, le Building n’était pas plus grand que la Maison Webster.
Mais il avait grandi depuis... et il n’était pas fini. D’abord il avait couvert quelques centaines de mètres carrés, puis plusieurs hectares. Maintenant il était aussi grand qu’une ville. Et il continuait à se développer, à s’étendre et à monter plus haut dans le ciel.
Cela faisait une tache parmi les collines, une tache dont la vue terrifiait les superstitieux habitants de la forêt. Et dont le nom seul calmait aussitôt le petit chat, le lionceau, le jeune renard.
Car il y avait quelque chose de mauvais dans le Building... une présence mauvaise que les sens ordinaires ne pouvaient déceler, mais dont on avait l’intuition. Et surtout au coeur de la nuit, au moment où les lumières étaient éteintes, où le vent sifflait à l’orifice du terrier, et où les autres animaux dormaient tandis qu’éveillé, l’oreille tendue, on écoutait la pulsation de l’Autre résonner entre les mondes.
Archie clignota dans le soleil automnal et se gratta furtivement le flanc.
Peut-être qu’un jour quelqu’un trouvera un moyen de se débarrasser des puces, se dit-il. Un produit dont on s’enduira et qui les éloignera. Ou une façon de les raisonner, de les toucher et de discuter avec elles. On pourrait peut-être installer une réserve où on les parquerait et où on les nourrirait sans qu’elles viennent incommoder les animaux. Une solution, enfin.
Pour l’instant, on ne pouvait pas faire grand-chose. On se grattait. Votre robot vous les ôtait, mais généralement il enlevait plus de poils que de puces. On se roulait dans le sable ou dans la poussière. On allait prendre un bain et on en noyait quelques-unes... enfin, non, on ne les noyait pas ; on s’en débarrassait dans l’eau et si d’aventure quelques-unes d’entre elles se noyaient, eh bien ! c’était de la malchance, voilà tout.
Votre robot vous les ôtait... mais maintenant il n’avait plus de robot.
Plus de robot pour lui chercher les puces.
Plus de robot pour l’aider à trouver sa pâture.
Archie se souvint qu’il y avait un bouquet de pruniers sauvages en bas, dans la vallée ; la gelée de la nuit dernière n’aurait sans doute pas épargné les fruits. A la pensée des prunes, il se lécha les babines. Et juste derrière la corniche, il y avait un champ de blé. Pour peu que l’on fût assez vif et qu’on choisît bien son moment, on pouvait sans difficulté voler un épi. Et en mettant les choses au pire, il restait toujours les racines, les glands et les raisins sauvages près du banc de sable.
« Bah, se dit Archie, que Rufus aille où bon lui semble. Que les Chiens continuent à entretenir leurs postes de ravitaillement. Et que les gardiens s’amusent à surveiller si cela leur chante. »
Lui vivrait à sa guise. Il se nourrirait de fruits, il déterrerait des racines, ferait des razzias dans les champs de blé, tout comme ses lointains ancêtres avaient mangé des fruits, déterré des racines, ravagé les champs.
Il vivrait comme avaient vécu les autres ratons laveurs avant que les Chiens viennent répandre leurs idées de Fraternité Animale. Comme vivaient les animaux avant de pouvoir s’exprimer en mots, de pouvoir lire les livres fournis par les Chiens, du temps qu’ils n’avaient pas de robots pour leur servir de mains et que leurs terriers n’avaient pas encore la lumière ni le chauffage.
Et avant qu’il n’existât une loterie pour décider si vous restiez sur Terre ou si vous alliez dans un autre monde.
Les Chiens s’étaient montrés très persuasifs, Archie s’en souvenait, très mielleux. Il fallait, disaient-ils, que certains animaux s’en aillent dans d’autres mondes, sinon il y aurait trop d’animaux sur Terre. La Terre, disaient-ils, n’était pas assez vaste pour tout le monde. Et la loterie était le moyen le plus équitable qu’ils eussent trouvé pour décider qui s’en irait dans les autres mondes.
Et d’ailleurs, disaient-ils, les autres mondes ressembleraient beaucoup à la Terre. Car ce n’étaient que des extensions de la Terre. Ils suivaient les traces de la Terre. Ils ne lui étaient pas rigoureusement identiques, peut-être, mais en tout cas très voisins. Il y avait simplement çà ou là une petite différence, minime vraiment. Peut-être y avait-il un arbre à un endroit où sur Terre il n’y en avait pas. Un chêne là où sur Terre il se trouvait un châtaignier. Une source d’eau vive là où sur Terre il n’y en avait pas.
Peut-être, lui avait dit Homer, devenant lyrique, peut-être le monde dans lequel on l’enverrait serait-il encore mieux que la Terre.
Accroupi sur le versant de la colline, Archie sentait la tiédeur du soleil automnal percer le froid mordant du vent. Il pensa aux prunes, noires et sucrées. Elles seraient douces et charnues et quelques-unes seraient tombées par terre. Il les mangerait et puis il grimperait dans l’arbre pour en cueillir d’autres et il redescendrait pour manger celles qu’il avait fait choir en grimpant.
Il les mangerait, et s’en barbouillerait la figure.
Du coin de l’oeil il aperçut les petites choses qui grouillaient dans l’herbe. On aurait dit des fourmis, seulement ce n’étaient pas des fourmis. Du moins n’avait-il jamais vu de fourmis comme celles-là.
C’étaient peut-être des puces. Une nouvelle espèce de puces.
Il allongea la patte et en saisit une. Il la sentit courir contre sa paume. Il ouvrit sa patte et la vit trotter. Il la porta à son oreille et écouta.
La chose qu’il avait attrapée faisait tic tac !
Le camp de robots sauvages n’était pas du tout ce que Homer avait imaginé. Il n’y avait pas de bâtiments, mais des rampes de lancement et trois astronefs, dont l’un sur lequel s’affairaient une douzaine de robots.
« Mais, à la réflexion, se dit Homer, il n’y a rien de surprenant à ce qu’il n’y ait pas de constructions dans un camp de robots. Car les robots n’ont pas besoin d’abri et les maisons ne servent à rien d’autre. »
Homer avait peur, mais s’efforçait de n’en rien montrer. Il releva la queue en panache, redressa la tête et les oreilles et trotta sans hésitation vers le petit groupe de robots. Parvenu auprès d’eux il s’assit, tira la langue et attendit que l’un d’eux lui adresse la parole.
Mais comme personne ne disait rien, il rassembla tout son courage et engagea la conversation.
— Je m’appelle Homer, dit-il, et je représente les Chiens. Si vous avez un robot chef, je voudrais lui parler.
Les robots continuèrent leur travail pendant près d’une minute, puis l’un d’eux finit par se retourner et vint s’asseoir auprès de Homer si bien que sa tête était au même niveau que celle du Chien. Les autres robots poursuivirent leur travail comme si de rien n’était.
— Je suis un robot du nom d’Andrew, dit le robot lorsqu’il fut tout près de Homer, et je ne suis pas comme tu dis le robot chef, car cela n’existe pas chez nous. Mais je peux te parler.
— Je suis venu vous voir au sujet du Building, dit Homer.
— Sans doute, dit le robot nommé Andrew, veux-tu parler de cet édifice qui est au nord-est de notre camp, celui qu’on voit là-bas, derrière nous.
— C’est cela, dit Homer. Je suis venu vous demander pourquoi vous le construisiez.
— Mais ce n’est pas nous qui le construisons, dit Andrew.
— Nous avons vu des robots y travailler.
— Oui, quelques robots travaillent là-bas. Mais ce n’est pas nous qui le construisons.
— Vous aidez quelqu’un alors ?
Andrew secoua la tête :
— Certains d’entre nous reçoivent un appel... qui les pousse à aller travailler là-bas. Nous n’essayons pas de les retenir, car nous sommes tous libres.
— Mais qui construit ce Building ? demanda Homer.
— Les fourmis, dit Andrew.
Homer demeura la gueule béante.
— Les fourmis ? Vous voulez dire les insectes. Les petites choses qui vivent dans les fourmilières ?
— Exactement, dit Andrew.
Il fit trotter ses doigts dans le sable pour imiter la marche des fourmis.
— Mais elles seraient incapables de construire un édifice pareil, protesta Homer. Elles sont stupides.
— Plus maintenant, dit Andrew.
Homer demeura pétrifié et sentit un frisson de terreur le parcourir.
— Plus maintenant, répéta Andrew. Elles ne sont plus stupides. Tu comprends, il était une fois un homme du nom de Joe...
— Un homme ? Qu’est-ce que c’est que ça ? interrompit Homer.
Le robot eut un petit gloussement, comme s’il se moquait gentiment de Homer.
— Les hommes étaient des animaux, dit-il. Des animaux qui marchaient sur deux pattes. Ils nous ressemblaient beaucoup, à ceci près qu’ils étaient de chair et que nous sommes de métal.
— Vous voulez sans doute parler des websters, dit Homer. Nous connaissons ces créatures, mais nous les appelons des websters.
Le robot hocha lentement la tête :
— Oui, les websters étaient peut-être des hommes. Il y avait une famille qui portait ce nom. Ils habitaient de l’autre côté de la rivière.
— Il existe un endroit qui s’appelle la Maison Webster, dit Homer. Sur le Mont Webster.
— C’est là, dit Andrew.
— Nous l’entretenons, dit Homer. C’est un lieu sacré pour nous, mais nous ne savons pas exactement pourquoi. C’est une tradition qui s’est perpétuée... il faut entretenir la Maison Webster.
— Ce sont les websters, lui dit Andrew, qui ont appris aux Chiens à parler.
— Personne ne nous a appris à parler, fit Homer sèchement. Nous avons appris tout seuls. Nous nous sommes développés au cours des âges et nous avons enseigné la parole aux autres animaux.
Andrew, le robot, hochait la tête d’un air songeur.
— Dix mille ans, dit-il. Non, plus près de douze. Ou peut-être onze.
Homer se taisait, il sentait le poids des années qui pesait sur les collines... les années qu’avaient connues le soleil, et la rivière, et le sable, et le vent, et le ciel.
Et Andrew aussi.
— Vous êtes vieux, dit-il. Vous vous souvenez d’un temps si éloigné ?
— Oui, dit Andrew. Je suis l’un des derniers robots de fabrication humaine. On m’a forgé quelques années avant leur départ pour Jupiter.
Homer gardait le silence, mille pensées tumultueuses s’agitaient dans son cerveau.
L’homme... un mot nouveau.
Un animal qui marchait sur deux pattes.
Un animal qui avait fabriqué les robots, appris aux Chiens à parler.
Et, comme s’il lisait dans la pensée de Homer, Andrew dit :
— Vous n’auriez pas dû vous tenir à l’écart. Nous aurions pu travailler ensemble. Nous l’avons fait jadis. Nous y aurions gagné les uns et les autres.
— Nous avions peur de vous, dit Homer. J’ai encore peur de vous.
— Oui, dit Andrew. C’est bien ce que je pensais. Je suppose que c’est Jenkins qui vous a habitués à avoir peur de nous. Oh ! il était malin, Jenkins. Il savait que vous deviez partir de zéro. Il savait que vous ne deviez pas traîner le souvenir de l’Homme comme un boulet.
Homer ne répondit rien.
— Et nous, dit le robot, nous ne sommes rien de plus que le souvenir de l’Homme. Nous faisons ce qu’il faisait, mais plus scientifiquement, car, comme nous sommes des machines, nous sommes forcément scientifiques. Nous sommes plus patients aussi que l’Homme, car nous avons l’éternité devant nous et lui n’avait que quelques années.
Andrew traça deux lignes sur le sable, puis deux autres perpendiculaires aux deux premières. Dans le carré inachevé en haut et à gauche, il traça une croix.
— Tu crois que je suis fou, dit-il. Tu te figures que je dis n’importe quoi.
Homer se tortilla sur le sable.
— Je ne sais que penser, dit-il. Après tant d’années...
Andrew traça du doigt un rond dans le carré central.
— Je sais, dit-il. Toutes ces années, vous les avez vécues dans un rêve. Avec l’idée que les Chiens étaient les animateurs du bal. Et les faits sont difficiles à comprendre, difficiles à concilier avec cette croyance. Tu ferais peut-être aussi bien d’oublier ce que je t’ai dit. Les faits sont parfois pénibles. Le robot doit s’appuyer sur eux, car c’est la seule base de travail qu’il possède. Nous ne pouvons pas rêver, nous, tu sais. Nous n’avons que les faits.
— Voilà longtemps que nous avons dépassé le stade des faits, dit Homer. Non pas que nous ne les utilisions jamais ; si, cela nous arrive. Mais nous avons d’autres méthodes : nous nous servons de notre intuition, des horlas, nous écoutons.
— Vous n’avez pas l’esprit mécanique, dit Andrew. Pour vous, deux et deux ne font pas toujours quatre, mais pour nous ils doivent toujours faire quatre. Et je me demande parfois si la tradition ne nous aveugle pas. Je me demande quelquefois si deux et deux ne peuvent pas faire quelque chose d’un peu supérieur ou d’un peu inférieur à quatre.
Ils se turent tous deux et leurs regards se tournèrent vers la rivière, dont le sillon argenté traversait la verdure.
Andrew traça une croix dans le coin en haut a droite, un rond en haut au milieu, et une croix au centre en bas. Puis, du dos de la main, il effaça tout.
— Je ne gagne jamais, dit-il. Je suis trop fort pour moi.
— Vous me parliez des fourmis, dit Homer. Vous me disiez qu’elles n’étaient plus stupides.
— Oh ! oui, dit Andrew. Je te parlais d’un homme du nom de Joe...
Jenkins marchait à grands pas sur la colline, sans regarder à droite ni à gauche, car il préférait ne pas voir certaines choses, certaines choses dont il gardait un souvenir trop vivace. Un arbre se dressait là où dans un autre monde se dressait un arbre d’une autre sorte. Là s’étendait le terrain dont des millions de pas avaient imprimé l’image dans son cerveau dix mille ans plus tôt.
Le pâle soleil hivernal vacilla dans le ciel, comme la flamme d’une bougie dans le vent, et quand la lumière redevint régulière, elle ne venait plus du soleil, mais de la lune.
Jenkins se retourna soudain : la maison était là... basse et allongée sur le sommet de la colline, comme un jeune animal endormi blotti contre le flanc maternel de la Terre.
Jenkins hésita, puis reprit sa marche et son corps métallique se mit à étinceler au clair de lune, qui un instant plus tôt était la clarté du soleil.
De la vallée de la rivière monta le cri d’un oiseau de nuit ; dans un champ de blé juste derrière la corniche, un raton laveur pleurnichait.
Jenkins fit un nouveau pas en avant en souhaitant de toutes ses forces que la maison restât où elle était... il savait pourtant bien que c’était impossible, puisqu’elle n’était pas là. Car le sommet de cette colline n’avait jamais vu de maison. C’était un autre monde dans lequel il n’existait pas de maison.
La maison était toujours là, sombre et silencieuse ; il ne sortait aucune fumée de la cheminée, on ne voyait pas de lumière aux fenêtres, mais ses contours demeuraient parfaitement reconnaissables.
Jenkins avançait lentement, à pas prudents, il avait peur que la maison ne disparût.
Mais la maison resta là. Et ce n’était pas tout. L’arbre qu’il y avait dans le coin aurait dû être un orme et maintenant c’était un chêne, comme avant. Et au ciel brillait la lune d’automne et non plus le soleil d’hiver. La brise soufflait de l’ouest et non plus du nord.
« Il est arrivé quelque chose, se dit Jenkins. Cette chose que je sentais croître en moi, que je ne comprenais pas. Est-ce une faculté nouvelle qui se développe ? Un sens nouveau qui voit enfin le jour ? Ou bien un pouvoir que je n’aurais jamais rêvé avoir ?
« La faculté de passer à volonté d’un monde à l’autre. D’aller à mon gré par le chemin le plus court que le jeu des circonstances et des lignes de force peut tracer pour moi. »
Il avança d’un pas plus assuré et la maison demeura là, solide et sans peur.
Il traversa le patio envahi par l’herbe et s’arrêta devant la porte.
Il leva une main hésitante, la posa sur la poignée. La poignée était bien là. Ce n’était pas un fantôme de poignée, mais un corps dur et métallique.
Il la manoeuvra lentement, la porte s’ouvrit et il franchit le seuil.
Au bout de cinq mille ans, Jenkins rentrait à la maison, à la Maison Webster.
Ainsi donc, il existait un homme du nom de Joe. Pas un webster, un homme. Car un webster était la même chose qu’un homme. Et les Chiens n’avaient pas été les premiers.
Homer était allongé devant le feu, masse détendue de poils, de chair et d’os, les pattes devant lui et la tête posée sur les pattes, A travers ses paupières mi-closes, il voyait le feu et les ombres dansantes, il sentait la chaleur des bûches pénétrer sa fourrure.
Mais dans son esprit il gardait la vision du robot accroupi sur le sable et des collines sur lesquelles pesaient les ans.
Andrew s’était accroupi sur le sable et il avait parlé, tandis que le soleil automnal faisait briller ses épaules... il avait parlé des hommes et des chiens et des fourmis. Il avait parlé de quelque chose qui s’était produit du vivant de Nathanael, et il y avait bien longtemps de cela, puisque Nathanael était le premier chien.
Il y avait eu un homme du nom de Joe... un mutant... un surhomme... qui s’était intéressé aux fourmis, douze mille ans auparavant. Qui s’était demandé pourquoi elles étaient allées si loin pour s’arrêter à un point qu’elles n’avaient jamais dépassé, pourquoi elles étaient engagées dans cette impasse.
Peut-être était-ce à cause de la faim, s’était dit Joe... le besoin constant de se procurer de la nourriture. Ou à cause de l’hibernation, peut-être, à cause de la stagnation du sommeil hivernal, qui rompait l’enchaînement de la mémoire et qui obligeait les fourmis à repartir chaque année de zéro.
Aussi, disait Andrew, dont le crâne métallique étincelait au soleil, Joe avait-il choisi une petite fourmilière et s’était-il fixé la mission de jouer le dieu des fourmis, de changer le cours de leur destinée. Il leur avait donné à manger pour leur éviter le souci de trouver de la nourriture. Il avait enfermé leur habitation à l’intérieur d’un dôme de plexiglas et il l’avait chauffée pour qu’elles n’aient pas à hiberner.
Et cela avait réussi. Les fourmis avaient progressé. Elles avaient fabriqué de minuscules chariots, fait fondre les minerais. De cela, on était sûr, parce que les chariots se voyaient et qu’on sentait l’odeur acre du métal en fusion sortir des cheminées qui hérissaient la fourmilière. Mais ce qu’elles pouvaient faire d’autre, ce qu’elles apprenaient, au fond de leurs tunnels, nul ne pouvait le savoir.
Joe était fou, disait Andrew. Complètement fou... et pourtant, peut-être pas si fou que cela.
Car un jour, il avait brisé le dôme de verre et labouré la fourmilière d’un coup de talon, puis il s’en était allé, sans plus se soucier de ce qu’il advenait des fourmis.
Mais les fourmis, elles, s’en souciaient.
La main qui avait brisé le dôme, le pied qui avait anéanti la fourmilière avaient mis les fourmis sur le chemin de la grandeur. Ils les avaient forcées à combattre pour sauvegarder ce qu’elles avaient, pour empêcher le destin de les enfermer à nouveau dans une impasse.
Un véritable coup de pied aux fesses, disait Andrew, une de ces taloches qui vous remettent dans le droit chemin.
Douze mille ans plus tôt, c’était une fourmilière anéantie par un coup de pied. Et aujourd’hui, c’était devenu une puissante construction qui se développait chaque année. Un building qui, en l’espace d’un siècle, avait pris les proportions d’une ville, qui d’ici cent ans couvrirait l’étendue de cent villes. Qui croîtrait et s’emparerait de la Terre, laquelle n’appartenait pas aux fourmis, mais aux animaux.
Un building... et bien qu’on lui eût dès le début donné ce nom, ce n’était pas tout à fait cela. Car un building, un immeuble, c’était un abri, un endroit où l’on trouvait refuge contre le froid et la tempête. Or, les fourmis n’avaient pas besoin de cela, puisqu’elles avaient leurs souterrains et leurs fourmilières.
Qu’est-ce qui pouvait pousser une fourmi à bâtir un édifice qui en cent ans avait pris les proportions d’une ville et qui continuait à se développer ? A quoi un tel édifice pouvait-il lui servir ?
Homer enfouit son museau entre ses pattes et émit un sourd grognement.
On ne pouvait pas le concevoir. Car il aurait d’abord fallu savoir ce que pensait une fourmi. Connaître ses ambitions, ses buts. Sonder ses connaissances.
Douze mille ans de connaissance. Douze mille ans depuis un point de départ déjà inconnaissable.
Mais il fallait pourtant savoir. Il devait bien y avoir un moyen.
Car, chaque année, le Building continuerait de croître. Il couvrirait des kilomètres, puis des dizaines, des centaines de kilomètres, toute la surface du monde.
On pouvait se retirer.
« Eh oui ! songea Homer, nous pourrions émigrer sur l’un de ces autres mondes qui nous suivent dans le cours du temps, sur l’un de ces mondes qui marchent sur les talons les uns des autres. Nous pourrions laisser la Terre aux fourmis et il resterait encore de la place pour nous.
« Mais c’est notre patrie, ici. C’est d’ici que viennent les Chiens. C’est ici que nous avons appris à parler aux autres animaux, à penser, à agir de conserve. C’est ici que nous avons créé la Fraternité Animale.
« Car peu importe qui est venu le premier, le webster ou le Chien. Nous sommes chez nous ici. Chez nous, comme le webster est chez lui. Comme les fourmis aussi sont chez elles.
« Et nous devons arrêter les fourmis.
« Il doit y avoir un moyen de les arrêter. On doit pouvoir leur parler, trouver ce qu’elles veulent. Raisonner avec elles. Trouver un terrain d’entente. »
Homer, allongé, immobile devant le foyer, écoutait les bruits de la maison, le doux piétinement des robots au travail, le bavardage assourdi des Chiens dans les étages, le pétillement des flammes qui rongeaient les bûches.
« C’est une bonne vie, songea-t-il. Et nous nous imaginions que c’était nous qui nous l’étions faite. Mais Andrew dit que non. Il dit que nous n’avons pas ajouté un iota aux connaissances mécaniques et logiques que nous avons héritées... et que, au contraire, nous avons beaucoup perdu. Il m’a parlé de chimie et a essayé de m’expliquer ce que c’était, mais je n’ai rien compris. Il m’a dit qu’il s’agissait de l’étude des éléments et des choses qui s’appellent les molécules et les atomes. Et l’électronique... mais il a reconnu que malgré notre ignorance de l’électronique, nous réussissions mieux certaines choses que l’homme qui l’utilisait. Nous aurions pu étudier l’électronique pendant un million d’années, m’a-t-il dit, sans parvenir dans ces autres mondes, sans même en deviner l’existence... et pourtant nous y sommes parvenus, nous avons réussi quelque chose qu’un webster n’a jamais pu réussir.
« Parce que nous ne pensons pas comme les websters. Non, c’est vrai, on dit l’homme, pas le webster.
« Et nos robots. Nos robots ne valent pas mieux que ceux que nous a laissés l’homme. Une infime modification par-ci par-là, mais pas de véritable perfectionnement.
« Qui aurait jamais pu rêver de robots plus perfectionnés ?
« D’un plus bel épi de blé, oui. Ou d’un plus beau châtaignier. Ou d’un plant de riz sauvage qui donnerait davantage de grains. D’un meilleur procédé de préparation de la levure qui remplace la viande.
« Mais d’un robot perfectionné... pourquoi donc, puisqu’un robot fait tout ce que nous pouvons souhaiter ? Pourquoi le perfectionner ?
« Et pourtant... les robots reçoivent un appel et s’en vont travailler au Building, aider à construire une chose qui va nous chasser de la Terre.
« Nous ne comprenons pas. C’est évident. Nous comprendrions si nous connaissions mieux nos robots. Nous pourrions alors nous arranger pour que les robots ne reçoivent pas l’appel ou que, même s’ils le recevaient, ils n’en tiennent pas compte.
« Et ce serait cela la solution, naturellement. Si les robots ne travaillaient pas pour les fourmis, il n’y aurait pas de building. Car sans l’aide des robots, les fourmis ne pourraient pas continuer. »
Une puce passa sur le front de Homer et son oreille se crispa.
« Bien sûr, se dit-il, Andrew pourrait se tromper. Nous avons bien notre légende sur la naissance de la Fraternité Animale, et les robots sauvages la leur sur la chute de l’homme. Et qui peut dire laquelle de ces légendes reflète la vérité ?
« Seulement, l’histoire de Andrew se tient. Il y avait autrefois des Chiens et des robots, et au moment de la chute de l’homme, chacun est allé de son côté... mais nous avons gardé certains robots pour nous servir de mains. Un certain nombre de robots sont restés avec nous, mais aucun Chien n’est resté avec les robots. »
Une mouche attardée dans l’automne déboucha en bourdonnant, et fut stupéfaite à la vue du feu. Elle vint se poser sur la truffe de Homer. Il la foudroya du regard, mais elle se contenta de se frotter insolemment les ailes. Homer lui donna un coup de patte et elle s’envola.
On frappa à la porte.
Homer sursauta et leva la tête.
— Entrez, dit-il enfin.
C’était le robot Ezéchiel.
— Ils viennent d’arrêter Archie, dit Ezéchiel.
— Archie ?
— Oui, Archie, le raton laveur.
— Ah oui ! dit Homer. Celui qui s’était enfui.
— Il est ici, dit Ezéchiel. Vous voulez le voir ?
— Faites-le entrer, dit Homer.
Ezéchiel fit un signe du doigt et Archie entra à petits pas. Des teignes collaient à son pelage et il avait la queue pendante. Deux robots gardiens l’encadraient.
— Il a essayé de voler du blé, dit un des gardiens, et nous l’avons repéré, mais nous avons dû le poursuivre longtemps.
Homer s’assit d’un air songeur et fixa Archie qui le regarda droit dans les yeux.
— Ils ne m’auraient jamais attrapé si j’avais encore eu Rufus, dit Archie. Rufus était mon robot, il m’aurait prévenu.
— Et où est Rufus maintenant ?
— Il a reçu l’Appel aujourd’hui, dit Archie, et m’a quitté pour aller au Building.
— Dis-moi, demanda Homer, n’est-il rien arrivé à Rufus avant son départ ? Rien d’extraordinaire ?
— Rien, lui dit Archie. Sinon qu’il est tombé sur une fourmilière. Il était très maladroit. Il passait son temps à se prendre les pieds dans une chose ou dans une autre et à tomber. Ses mouvements étaient mal coordonnés, sans doute un boulon mal vissé quelque part.
Un petit corps noir sauta du nez d’Archie et se mit à courir sur le plancher. D’un coup de patte, Archie rattrapa la chose.
— Vous feriez mieux de reculer, dit Ezéchiel à Homer. Il grouille de puces.
— Ce n’est pas une puce, dit Archie, furieux. C’est autre chose. J’ai attrapé ça cet après-midi. Ça fait tic tac et ça ressemble à une fourmi, mais ça n’en est pas une.
La chose en question se faufila entre les griffes de Archie, dégringola par terre et se mit à détaler. Archie donna un coup de patte, mais la manqua. La chose atteignit Ezéchiel et commença à grimper sur sa jambe.
Homer se leva d’un bond.
— Vite ! cria-t-il. Attrapez-la ! Attrapez-la ! Ne la laissez pas-
Mais la chose avait disparu.
Homer se rassit, lentement. Il parlait d’une voix calme maintenant, presque éteinte.
— Gardes, dit-il, emmenez Ezéchiel. Ne le quittez pas, ne le laissez pas s’éloigner. Signalez-moi tous ses faits et gestes.
Ezéchiel recula :
— Mais je n’ai rien fait.
— Non, fit Homer doucement. Non, tu n’as encore rien fait. Mais cela ne tardera pas. Tu vas recevoir l’Appel et chercher à nous abandonner pour rejoindre le Building. Et avant de te laisser partir, nous découvrirons ce qui t’a poussé. Ce que c’est et comment cela agit. (Homer se tourna, un sourire aux babines :) Et maintenant, Archie...
Il y avait une fenêtre ouverte et plus de Archie.
Homer s’agita sur son lit de foin, un vague grognement au fond de la gorge.
« Je vieillis, songea-t-il. Trop d’années pèsent sur moi, comme sur les collines. Autrefois, au moindre bruit, j’aurais été debout, aboyant à perdre haleine pour alerter les robots. »
On frappa de nouveau et Homer se leva d’un pas chancelant.
— Entrez ! cria-t-il. Assez de vacarme, entrez.
La porte s’ouvrit et un robot apparut, mais un robot plus grand que tous ceux qu’Homer avait jamais vus. Un robot étincelant, énorme et massif, dont le corps poli luisait doucement dans l’ombre. Sur l’épaule du robot était perché Archie, le raton laveur.
— Je suis Jenkins, dit le robot. Je suis revenu ce soir.
Homer avala sa salive et s’assit très lentement.
— Jenkins, dit-il. Oui, il y a des histoires... une légende... tout ça est très, très ancien.
— Seulement une légende ? demanda Jenkins.
— Oui, dit Homer. La légende d’un robot qui s’est occupé de nous. Mais Andrew parlait de Jenkins cet après-midi comme s’il l’avait connu. Et on raconte aussi que les Chiens vous ont donné un corps tout neuf comme cadeau d’anniversaire pour vos sept mille ans, un corps magnifique qui...
Sa voix s’éteignit... car le corps du robot qui venait d’arriver avec le raton laveur perché sur son épaule... ce corps étincelant ne pouvait être que le fameux cadeau d’anniversaire.
— Et la Maison Webster ? demanda Jenkins. Vous entretenez toujours la Maison Webster ?
— Nous l’entretenons toujours, dit Homer. C’est un devoir.
— Et les websters ?
— Il n’y a plus de websters.
Jenkins acquiesça. Il savait qu’il n’y avait plus de websters. Les détecteurs de son appareil sensoriel n’avaient pas perçu la moindre vibration de websters. Aucune des créatures avec lesquelles il était entré en contact ne pensait aux websters.
Et c’était bien ainsi.
Il traversa la pièce, se déplaçant, malgré sa masse, d’un pas souple de félin, et Homer sentit la bonté, la chaleur de la créature de métal, et l’impression de sécurité et de force immense qui se dégageait de sa puissante enveloppe.
Jenkins vint s’accroupir auprès de lui.
— Tu as des ennuis, dit Jenkins.
Homer le dévisagea.
— Archie m’a raconté, dit Jenkins. Il m’a dit que tu avais des ennuis avec les fourmis.
— Je suis allé me cacher dans la Maison Webster, dit Archie. J’avais peur qu’on ne me poursuive encore, et je me suis dit que la Maison Webster...
— Tais-toi, Archie, lui dit Jenkins. Tu ne sais pas de quoi il s’agit. Tu me l’as dit toi-même. Tu m’as seulement dit que les Chiens avaient des ennuis avec les fourmis.
Il se tourna vers Homer.
— Je suppose que ce sont les fourmis de Joe, dit-il.
— Ah ! vous aussi, vous connaissez Joe, dit Homer. Il y avait donc un homme du nom de Joe.
— Oui. (Jenkins eut un petit rire :) Un empoisonneur. Mais bien gentil parfois. Il avait des idées diaboliques.
— Elles sont en train de construire, dit Homer. Elles font travailler les robots pour elles, et elles bâtissent un immense building.
— Naturellement, dit Jenkins, c’est bien leur droit.
— Mais elles construisent beaucoup trop vite. Elles vont nous chasser de la Terre. Si elles continuent à construire à ce rythme-là dans mille ans elles auront occupé toute la surface de la Terre.
— Et vous ne savez pas où aller ? C’est ça qui vous tracasse ?
— Si, nous savons où aller. Ce n’est pas la place qui manque. Il y a tous les autres mondes. Les mondes des horlas.
Jenkins hocha la tête d’un air grave :
— J’ai été dans un monde de horlas. Le premier monde après celui-ci. J’y avais emmené quelques websters voilà cinq mille ans et je viens de rentrer. Je sais bien ce que tu ressens. On n’est chez soi dans aucun autre monde. A chaque instant presque de ces cinq mille ans, j’ai brûlé d’envie de revoir la Terre. Je suis revenu à la Maison Webster et j’y ai trouvé Archie. Il m’a parlé des fourmis et voilà pourquoi je suis venu ici. J’espère que tu ne m’en veux pas.
— Nous sommes heureux que tu sois venu, dit Homer gentiment.
— Ces fourmis, dit Jenkins, je suppose que vous voulez les arrêter.
Homer acquiesça sans rien dire.
— Il y a un moyen, dit Jenkins. Je sais que les websters avaient un moyen ; si seulement je pouvais m’en souvenir. Mais il y a si longtemps de cela. Et c’est un moyen bien simple, je le sais. Un moyen extrêmement simple.
Il se passa la main de droite à gauche sur son menton.
— Pourquoi faites-vous ça ? demanda Archie.
— Hein ?
— Vous vous frottez le menton. Pour quoi faire ?
Jenkins baissa la main :
— C’est une vieille habitude, Archie. Un geste de webster. Ils faisaient ça quand ils réfléchissaient. C’est d’eux que j’ai pris cette manie.
— Et ça vous aide à penser ?
— Ma foi, peut-être. Peut-être pas. Cela avait l’air d’aider les websters. Voyons, que feraient des websters dans un cas comme celui-ci ? Ils pourraient nous aider. Je suis sûr qu’ils pourraient...
— Les websters qui sont dans le monde des horlas ? dit Homer.
Jenkins secoua la tête :
— Il n’y a plus de websters là-bas.
— Mais vous disiez que vous les y aviez emmenés.
— Je sais. Mais ils ne sont plus là. Voilà près de quatre mille ans que j’étais seul dans le monde des horlas.
— Alors, il n’y a plus de websters nulle part. Les autres sont partis pour Jupiter. C’est Andrew qui me l’a dit. Jenkins, où est Jupiter ?
— Si, il en reste, dit Jenkins. Je veux dire qu’il reste quelques websters. Ou qu’il en restait. A Genève.
— Ce ne sera pas facile, dit Homer. Même pour un webster. Ces fourmis sont rusées. Archie vous a parlé de la puce qu’il a trouvée ?
— Ce n’était pas une puce, dit Archie.
— Oui, il m’en a parlé, dit Jenkins. Il m’a dit qu’elle était montée sur Ezéchiel.
— Pas sûr, dit Homer. Dans Ezéchiel. Ce n’était pas une puce... c’était un robot, un robot minuscule. Il a creusé un trou dans le crâne d’Ezéchiel et pénétré dans son cerveau. Et il a refermé le trou derrière lui.
— Et que fait Ezéchiel maintenant ?
— Rien, dit Homer. Mais nous sommes bien sûrs de ce qu’il va faire dès que le robot fourmi sera intervenu. Il va recevoir l’Appel. Il s’en ira travailler au Building.
Jenkins hocha la tête.
— Eh oui ! dit-il. Comme elles ne sont pas capables de faire un travail de cette ampleur toutes seules, elles recrutent de la main-d’oeuvre par tous les moyens. (Il se passa la main sur le menton.) Je me demande si Joe savait, murmura-t-il. Quand il jouait au dieu des fourmis, je me demande s’il savait.
Mais c’était ridicule. Joe n’aurait pas pu savoir.
Même un mutant comme Joe n’aurait pas pu prévoir ce qui se passerait douze mille ans plus tard.
« Il y a si longtemps, se dit Jenkins. Il est arrivé tant de choses. Bruce Webster commençait juste ses expériences sur les chiens, il venait à peine d’ébaucher son rêve de chiens parlants et pensants qui descendraient le chemin du destin la patte dans la main de l’Homme... ignorant que quelques siècles plus tard, l’Homme se disperserait aux quatre vents de l’éternité et laisserait la Terre aux robots et aux Chiens. Ignorant que le nom même de l’Homme allait disparaître sous la poussière des ans, et que l’on finirait par désigner la race humaine sous le nom d’une seule famille.
« Et pourtant, songea Jenkins, si l’on devait choisir une famille, c’était bien les Webster. Je me souviens d’eux comme si c’était hier. En ce temps-là, je me considérais comme un Webster moi aussi.
« Dieu sait que j’ai fait tout ce que je pouvais. Quand les hommes sont partis je suis resté avec les chiens et comme les derniers survivants de cette race humaine insensée étaient trop encombrants j’ai fini par les entraîner dans un autre monde pour laisser le champ libre aux Chiens... pour que les Chiens puissent façonner la Terre à leur idée.
« Et maintenant ces derniers survivants eux-mêmes sont partis... partis quelque part, je ne sais où. Si seulement je le savais ! Ils se sont enfuis dans quelque rêve de l’esprit humain. Et ceux qui sont sur Jupiter ne sont même plus des hommes, mais quelque chose d’autre. Et Genève est fermée... coupée du monde.
« Ce ne peut pourtant pas être plus loin ni plus coupé du monde que l’univers dont je viens. Si seulement je pouvais savoir comment j’ai fait le trajet de retour depuis le monde horla jusqu’à la Maison Webster, alors, peut-être, parviendrais-je à entrer en contact avec Genève.
« Une nouvelle faculté, se dit-il. C’est cela, une nouvelle faculté s’est développée en moi, sans que je m’en rende compte. Quelque chose que tous les Chiens peut-être pourraient posséder s’ils savaient.
« Mais peut-être est-ce mon corps qui m’a permis cela... ce corps dont les Chiens m’ont fait cadeau pour mon sept millième anniversaire. Un corps qui en fait plus qu’un corps de chair n’a jamais fait. Un corps capable de savoir ce que pense un ours, à quoi rêve un renard, capable de percevoir ce qu’éprouvent les joyeuses petites souris dans l’herbe.
« C’est comme l’accomplissement d’un souhait. C’est la réponse à ces besoins étranges, irrationnels qu’on a de choses qui arrivent rarement, et qui même, presque toujours ne peuvent pas être. Mais qui en fait sont toutes possibles pourvu que l’on sache, pourvu que l’on puisse développer ou greffer sur soi cette nouvelle faculté qui amène le corps et l’esprit à exaucer un souhait.
« Tous les jours, je me promenais sur la colline, je m’en souviens. Je me promenais là parce que je ne pouvais pas m’éloigner, si forte était ma nostalgie, et je faisais effort pour ne pas regarder de trop près car je ne voulais pas voir certaines différences.
« Je me suis bien promené là un million de fois et il a fallu tout ce temps pour que je trouve en moi une force assez grande pour me ramener.
« Car j’étais prisonnier. Le mot, la pensée, le concept qui m’avait fait passer dans le monde horla c’était un billet simple, pas un aller et retour. Mais il existait une autre méthode, que j’ignorais. Que j’ignore même encore. »
— Vous disiez qu’il existait une méthode, insista Homer.
— Hein ?
— Oui, une méthode pour arrêter les fourmis.
Jenkins acquiesça :
— Je vais tâcher de la retrouver. Je vais partir pour Genève.
Jon Webster s’éveilla.
« Voilà, songea-t-il, qui est étrange, car j’avais dit pour l’éternité.
« Je devais dormir éternellement et l’éternité n’a pas de fin. »
Tout le reste était perdu dans la brume et dans l’oubli grisâtre du sommeil, seule cette pensée était parfaitement claire. Il avait demandé l’éternité, et ceci n’était pas l’éternité.
Un mot résonna dans son esprit, comme si l’on heurtait à une porte, très loin.
Il prêta l’oreille et le mot devint deux mots, deux mots qui formaient son nom : « Jon Webster. Jon Webster. » Inlassablement. Deux mots qui résonnaient à la porte de son cerveau.
« Jon Webster. »
« Jon Webster. »
« Oui », dit le cerveau de Jon Webster, et les mots cessèrent de retentir.
Ce fut le silence et les brumes de l’oubli peu à peu se dissipèrent. Lentement la mémoire lui revint. Un souvenir à la fois.
Il y avait une cité et cette cité avait pour nom Genève.
Des hommes y vivaient, qui n’avaient pas de but dans l’existence.
Les Chiens vivaient hors de la cité... dans le vaste monde qui s’étendait hors des limites de la cité. Les Chiens avaient un but et un rêve.
Sara avait gravi les pentes de la colline pour venir rêver un siècle.
« Et moi... et moi, se dit Jon Webster, je suis venu demander l’éternité. Et ceci n’est pas l’éternité. »
— Jon Webster, ici Jenkins. « Oui, Jenkins », dit Webster, mais sans le dire vraiment, sans se servir de ses lèvres, de sa langue, de sa gorge, car il sentait toujours le fluide qui enveloppait son corps à l’intérieur du cylindre, le fluide qui le nourrissait et l’empêchait de se déshydrater. Et ce fluide scellait ses lèvres, ses oreilles et ses yeux.
« Oui, Jenkins, dit Webster en pensée. Je me souviens de vous. Je me souviens maintenant. Vous avez toujours été au service de la famille. Vous nous avez aidés à élever les Chiens. Vous êtes resté avec eux quand notre famille a disparu. »
« Je suis toujours avec eux », dit Jenkins.
« J’avais demandé l’éternité, dit Webster. J’ai fermé la cité et j’ai demandé l’éternité. »
« Nous n’avons jamais bien compris, lui dit Jenkins, pourquoi vous aviez fermé la cité. »
« A cause des Chiens, dit la pensée de Webster. Il fallait donner leur chance aux Chiens. L’Homme aurait tout gâché. »
« Les Chiens s’en tirent très bien », dit Jenkins.
« Mais la cité est ouverte maintenant ? »
« Non, elle est toujours fermée... »
« Mais vous êtes ici ! »
« Oui, mais je suis le seul à connaître le chemin. Et personne d’autre ne viendra. Pas d’ici bien longtemps, en tout cas. »
« Le temps, dit Webster. J’avais oublié le temps. Combien de temps s’est-il écoulé, Jenkins ? »
« Depuis que vous avez fermé la cité ? Dix mille ans environ. »
« Et il reste des hommes ? »
« Oui, mais ils dorment. »
« Et les robots ? Les robots continuent à monter la garde ? »
« Les robots continuent à monter la garde. »
Une grande paix descendit sur Webster. La cité était toujours fermée et les derniers des hommes dormaient. Les Chiens s’en tiraient très bien et les robots montaient toujours la garde.
« Vous n’auriez pas dû m’éveiller, dit-il. Vous auriez dû me laisser dormir. »
« J’avais besoin d’un renseignement. Il s’agit d’une chose très simple que j’ai su autrefois, mais que j’ai oubliée. Très simple et pourtant terriblement importante. »
« Quelle chose, Jenkins ? » demanda Webster, amusé.
« C’est à propos des fourmis, dit Jenkins. Les fourmis gênaient les hommes. Que faisaient-ils pour s’en débarrasser ? »
« Mais nous les empoisonnions, voyons », dit Webster.
« Vous les empoisonniez ! » fit Jenkins stupéfait.
« Oui, dit Webster. Oh ! c’était bien simple. Nous utilisions un sirop de sucre pour les attirer. Et nous y mélangions du poison, un poison mortel pour les fourmis. Mais nous n’en mettions pas une dose suffisante pour les tuer sur-le-champ. C’était un poison lent, vous comprenez, si bien qu’elles avaient le temps de le transmettre aux autres dans la fourmilière. Comme cela, nous en tuions un grand nombre et pas seulement deux ou trois. »
Les vibrations du silence emplirent la tête de Webster... le silence que ne troublent ni les mots ni les pensées.
« Jenkins, dit-il, Jenkins, êtes-vous... »
« Oui, Jon Webster. Je suis là. »
« C’est tout ce que vous vouliez savoir ? »
« C’est tout. »
« Je peux reprendre mon sommeil, alors ? »
« Oui, Jon Webster. Rendormez-vous. »
Au sommet de la colline, Jenkins sentit le premier souffle annonciateur du vent d’hiver. En bas, la rivière était bordée de la ligne grise et noire des troncs dépouillés de feuilles.
Au nord-est se dressait la forme menaçante de ce qu’on appelait le Building. Cette chose qui avait pris naissance dans l’esprit des fourmis, qui se développait sans cesse vers une fin que seule une fourmi pouvait deviner.
Mais il y avait un moyen de régler le problème des fourmis.
Le moyen des hommes.
Jon Webster le lui avait révélé après dix mille ans de sommeil. C’était simple, radical, brutal, mais efficace. On prenait du sirop de sucre, les fourmis aimaient beaucoup ça, on y mélangeait du poison... un poison lent qui mettait du temps à agir.
Le moyen bien simple du poison, se dit Jenkins. Si simple.
Seulement, il fallait utiliser la chimie et les Chiens ignoraient tout de la chimie.
Seulement, il fallait tuer et le meurtre était banni.
On ne tuait même pas les puces et les Chiens en étaient pourtant harcelés. Même pas les fourmis... et les fourmis pourtant menaçaient de déposséder les animaux du monde qu’ils considéraient comme le leur.
On n’avait pas tué depuis plus de cinq mille ans. On avait arraché des esprits la notion même de meurtre.
« Et c’est mieux ainsi, se dit Jenkins. Mieux vaut perdre un monde que de revenir au meurtre. »
Il tourna lentement et se mit à descendre la colline.
Homer va être déçu, songea-t-il.
Terriblement déçu en apprenant que les websters ne savaient pas comment lutter contre les fourmis...